Allons mordre la poussière

Nous étions venues pédaler sur les routes du Pamir et nous voilà secouées, compressées, digérées dans les entrailles d’un monstre d’acier qui s’en va brinquebalant sur les cahots de la piste. A chaque secousse, l’armature de la banquette ronge plus profondément nos chairs ; les gabarits des sièges arrière sont taillés pour les nains. Le vacarme électronique d’une techno punk moscovite nous déchire les tympans. Zab enfonce son genou dans le haut-parleur. La membrane hurle et grésille. Nous sommes au bord de la rupture. Nous serrons les dents, moins pour passer la douleur que la colère : à chaque virage, les dérailleurs de nos vélos, entassés sur le toit, s’entrechoquent. Enragées, nous le sommes.

– OH ! HE ! CALM DOWN !!! Mince, il ne peut pas ralentir, ce #@&!!! de chauffeur ?

– Cesse de lui crier dessus, ça le fait accélérer.

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Trois françaises excédées sur la banquette arrière et devant elles, trois poufs kirghizes qui gloussent à chaque virage : bien sûr, ça vous excite un chauffeur de 4×4. Le coq à casquette écrase cigarette sur cigarette entre les plis de son sourire narquois. Nous, ce sont nos paumes que l’on écrase sur les vitres pour ne pas nous tamponner le front. On aimerait les crever, ces vitres maudites, ces écrans maculés de larmes de pluie qui nous séparent de l’air du large et de la poussière des horizons. Cette poussière, nous aurions dû la respirer, calmement, sur nos vélos. Ironique, fier, violent, le paysage défile à la vitesse d’un ouragan, emportant au fond de la vallée cinq cent kilomètres dont nous avions rêvé.

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Ca nous apprendra à prendre un 4×4 pour rattrapper le temps perdu.

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Mais on ne rattrappe jamais le temps perdu. Le temps, c’est toujours lui qui nous rattrappe, et dans ces vaines courses contre la montre, on sait bien qui, de nous ou de la montre, finit toujours par l’emporter.

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Alors, pour gagner du temps, il faut le prendre, ce temps, il faut le saisir à pleines mains, il faut quitter d’urgence ces machines infernales qui nous volent nos efforts, qui nous privent de nos sueurs, qui nous arrachent nos instants de grâce. Il faut s’enfuir de ces monstres d’acier, sauter pieds joints dans la poussière et mesurer enfin l’espace au nombre de nos pas, à la finesse de l’air qu’on respire, à la profondeur des silences.

Nous nous sommes fait voler des immensités. Après de déchirantes luttes intestines, le monstre nous a vomi à Wanj. Le tumultueux serpentin de rivière s’y enroule autour du Badakhshan afghan avant de dérouler ses rives vers le Sud, vers Khorog, que nous rejoindrons dans trois jours. Le silence est revenu. Le 4×4 est parti pour toujours ; nous avons laissé derrière nous le dernier checkpoint de la piste et avec lui, la fourmilière de poids-lourds en provenance de Chine, amassés dans un goulet crasseux. Ils se sont endormis pour la nuit.

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Nous trouvons de l’eau à tâtons dans un village, dans l’obscurité. Nous plantons la tente en retrait des maisons, sur un promontoire qui s’élève au-dessus de la rivière Panj. A cinquante mètres, sur l’autre rive, un flanc de montagne haut de mille mètres dresse encore sa tête dans l’or du crépuscule. C’est l’Afghanistan. La rivière bruyante fait rage en contrebas ; un grondement s’élève entre les parois du canyon, fuit l’ombre, monte, s’évanouit parmi les étoiles. La montagne nous tient dans le creux de sa paume et moi, je fais glisser dans le creux de la mienne une poignée de grains de sable de la couleur du soir. J’ai beau le saisir à pleines mains, je sais lequel de nous l’emporte. Doux, furtif, il s’échappe.

Un vent chaud, murmurant des promesses, souffle sur notre bivouac.

2 réflexions sur “Allons mordre la poussière

  1. Maintenant que vous êtes débarrassées de ce 4×4, profitez bien de votre ascension! Merci pour ces billets, si bien écrits, qui nous emmènent ailleurs.

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